Transport maritime et mondialisation, toujours plus ou toujours moins

Publié le par Guilhem Turgis



Animée par Erik Izraelewicz, directeur des rédactions de la Tribune, cette conférence offrait une panoplie large d’intervenants : Xavier Guérin représentant les Armateurs de France, Cyril Chedot, chargé de mission au port du Havre, Brian Slak, professeur à l’Université Concordia au Canada, Elizabeth Gouvernal, directrice de recherche SPLOTT /INRETS  et Antoine Frémont, directeur de recherche à l’INRETS.

Remarque : Cet article n'est pas un résumé. Je reprend les éléments de la conférence tout en ajoutant mes propres arguments sans je l’espère dénaturer les propos des intervenants.


Source : Maersk
Le porte-conteneurs Emma Maersk, plus gros navire du monde en activité. 397m de long, 16m de tirant d'eau, 157000 TPL (tonne de port en lourd : la capacité de transport). Il peut transporter entre 11000 et 15000 conteneurs selon les calculs. La valeur de la marchandise transportée est de 1,3 milliards de dollars en moyenne, ce qui représente une valeur comparable aux exportations annuelles du Mali.


Source : Regard de Géographe
 
De gauche à droite : Cyril Chedot, Elizabeth Gouvernal, Antoine Frémont, Erik Izraelewicz, Brian Slak et Xavier Guérin. 

La nature des débats et même le fond des réflexions auraient été bien différents il y a seulement 2 ans avec ce même sujet. L’ajout à la fin de « toujours plus ou toujours moins » est révélateur de la crise économique et financière. Cette crise est-elle l’expression de la cyclicité du modèle de croissance capitaliste ou révèle-t-elle les limites d’un système à bout de souffle qu’il faut changer ?  Sans être l’objet de cette conférence, la réponse est comme une épée de Damocles au-dessus du transport maritime, à la fois mère et fille de la mondialisation. En effet, c’est l’abaissement du coût des transports qui a permis la mondialisation des échanges et notamment le transport maritime.


Source : Wikipedia
Comparaison de quelques géants dans leur domaine. Le supertanker Knock Nevis n'est plus en activité et ne se sert plus qu'au stockage d'hydrocarbure dans le Golf Persique. 

C’était déjà le cas au cours des siècles passés. Depuis que les Portugais ont bravé les océans et sorti les Européens de la Méditerranée (et de la Baltique), les échanges maritimes ont connu une ascension continue et une place croissante dans les économies. Puis après la deuxième guerre mondiale, sous l’impulsion des 30 Glorieuses, la filière effectue une mue spectaculaire. Une révolution technologique liée à une hausse du trafic sans précédent va précipiter la filière dans une fuite en avant : toujours plus de marchandises, plus de navires, plus gros. Les crises pétrolières et économiques ne remettent pas en cause la lancée mais va plutôt changer la structure de la filière : le vrac et le pétrole vont fortement progresser dans les années 50 à 70 : c’est l’ère des tankers et des vraquiers. Puis tel des dinosaures des temps modernes, les supertankers cèdent la vedette aux conteneurs qui, à leur tour, rentrent dans la spirale du gigantisme dans les années 90 et 2000. Le but est toujours le même : diminuer les coûts de transport. Pour réduire la part du transport dans le coût final des produits transportés, ce qui en fait la mère de la mondialisation. Pour accroître la rentabilité d’un secteur fortement capitalistique qui a naturellement glissé vers une financiarisation de son fonctionnement, ce qui en fait la fille de la mondialisation. Toujours moins de coûts, toujours plus de volume, mère et fille d’un système capitaliste libéral. Tel est la force et la faiblesse du transport maritime. 550 millions de tonnes transportées en 1955,  8 milliards en 2008 et une dépendance aux fluctuations des économies et aux marchés financiers.

    
La forte chute du coût du transport au XIXe s'est poursuivi au XXe. Parrallèlement, les volumes ont explosé.   

Et nous en sommes là. La crise économique et financière a très durement touché le secteur. Xavier Guérin: « le prix journalier d’un vraquier est passé de 300000 dollars par jour il y a un an à 3000 en mars pour remonter à 20000 en septembre. Aucun secteur n’a subit une telle violence. »  De fait, tous les opérateurs subissent des pertes. Au sein du système économique mondial, le transport est une variable d’ajustement, un lubrifiant des rouages de l’économie monde comme l’huile d’un moteur. Quand le moteur est chaud, l’huile est bouillante. Lorsqu’il est tiède, l’huile est froide. Est-ce pour autant la fin des années fastes augurant un changement de système ? C’est là que le débat s’anime. Car tous ne sont pas d’accord sur, d’une part les éléments extérieurs au système et d’autre part, la capacité d’absorption et de résilience du système.

Source : Etude sur les transports maritimes
La montée en puissance du transport maritime depuis 1970. Les produits manufacturés ont pris le pas sur les matières premières du fait d'une division international du travail de plus en plus segmentée.   

Pour Brian Slak, de l’Université Concordia, une modification de l’équilibre est possible. « Le secteur est soumis aux donneurs d’ordre.  Ce sont eux qui déterminent l’évolution du secteur et non le système lui-même.» L’explosion des coûts d’assurance liée aux risques grandissant (tant financiers que liés à la piraterie), la montée tandentielle des cours du pétrole ont fortement accru les coûts du transport maritime aux cours de la décennie. Et rien ne montre que la crise actuelle remette en cause cette hausse sur le long terme, même si le prix du baril a décru depuis un an. Or c’est sur ces prix bas que s’est construit la division international du travail et qui fait que, malgré les distances, il est plus rentable de construire des puces électroniques à Taïwan, des coques plastiques au Vietnam, des composants en Corée puis de monter le téléphone portable en Chine et l’expédier à Paris, que de tout produire en un même lieu. Ainsi, la compétition des territoires serait relancée, avec une redistribution des cartes et en point de mire, une relocalisation des activités productives dans les zones d’influence autour des grands pays développés : pays d’Europe de l’Est et Amérique Latine par exemple. Le commerce mondial se restreindrait alors à des matières premières et à des produits à forte valeur ajoutée dont les marges permettent d’encaisser de fortes hausses des coûts de transport, tandis que l’essentiel du trafic se relocalise à l’échelle régionale.

Ce scénario est séduisant pour les écologistes. Plus on concentre une filière dans une même région, plus on réduit la consommation d’énergie. Le système économique serait ainsi moins énergivore et, partant, moins polluant. Et le tout par adaptation du système, sans décision politique douloureuse. Une vision idyllique que balaye Elizabeth Gouvernal : « Prenons une basket Nike à 100 $. Le coût du transport, tout compris, représente quelques dizaines de cents ! Triplez le prix du baril et ce coût ne représentera pas 1% du coût total. » Et en effet le constat a été vérifié en 2008 lorsque le baril a frôlé les 150 $. C’est bien plus la crise financière et économique que le coût du baril qui menace le secteur. Le transport terrestre de marchandise est beaucoup plus dépendant de l’évolution du prix de l’énergie. Et pour deux raisons : Dans le cas du transport maritime, le poids du navire est porté par l’eau, c’est autant d’effort que ne doit pas supporter le moteur. Autre aspect, la course au gigantisme rapproche ce secteur des autres métiers capitalistiques : les coûts fixes sont très importants par rapport aux coûts variables. Conséquence, un doublement de ces coûts variables ne se traduit pas par un doublement des coûts totaux. Et Antoine Frémond d’enfoncer le clou : « Le différentiel de coût de production entre les pays développés et les pays d’Asie, notamment la Chine, est tel que la marge de progression des coûts que peut encaisser le système est énorme. »


Source : futura-science.com
Bâtiment de la Lloyds au premier plan au sein de la City de Londres, symbole de la financiarisation du transport maritime. Place financière de première importance, la City s'est notamment spécialisée dans les lucratives assurances maritimes. 

C’est dire les progrès techniques réalisés … mais aussi le libéralisme débridé qui règne : équipages internationaux sur fond de dumping social, pavillons de complaisance, utilisation de plates-formes financières off-shore. Sur ces terrains aussi, les coûts ont été réduits au prix d’une fuite en avant qui a poussé le système à un point tel que seule une décision politique forte pourrait moraliser la profession en terme social et environnemental.  Et une telle décision politique ne peut se faire qu’à l’échelle mondiale comme le fait remarquer ironiquement Xavier Guérin : « Vous imposez une taxe dans vos ports ? Très bien, j’irai décharger ailleurs. »

 

TPL = tonnes de port en lourd mesure la quantité transportée comprenant les marchandises et également le carburant, le personnel et ses effets. Les pavillons ne représentent pas la puissance maritime des pays mais plus un mélange de compétitivité fiscale et de choix politique.

Ce qui nous amène à la portée des hinterlands, notion inventée par les Géographes allemands du XIXe. Il s’agit d’une portion de l’espace continental desservi par le port. Au-delà de cette zone, il n’est pas rentable pour un industriel d’acheminer ses produits par ce port. Cette notion a quelque peu évolué depuis le XIXe. Avec le développement des infrastructures de transport terrestres, les hinterland se sont étendus. Et plus ils s’étendent, plus les ports s’agrandissent, à la manière d’un fleuve dont le bassin hydrographique s’élargirait. Aujourd’hui, les hinterlands s’interpénètrent et les ports sont en concurrence. Antoine Frémont : « L’hinterland de Rotterdam s’étend jusqu’à Valence. » A Lyon, Rotterdam est compétitif face à Marseille ! La révolution technique a aussi eu lieu sur les quais : la course à la conteneurisation a réduit les coûts et les temps de manutention. Un dispositif de positionnement par satellite permet de repérer, saisir et déplacer les conteneurs à l’aide de grues automatisées avec une précision de 3 cm.


Source : Regard de Géographe
Antoine Frémont : "Le port de Rotterdam est compétitif jusqu'à Valence."


Source : Nasa world wind
Image satellite du port de Rotterdam. Les quais les plus anciens sont au coeur de la ville à droite. L'Europoort adapté aux navires de très gros tonnage est à l'embouchure. Un bel exemple d'extension et de mutation de l'activité portuaire. 

De plus, une autre sorte de port est apparue avec l’intensification de la mondialisation. Ce sont des ports sans hinterland qui ont une fonction de « hub », copiant ainsi la structure du transport aérien. Ce sont Singapour et Dubaï notamment. Placés aux nœuds du commerce mondial où se croisent les grandes voies maritimes, ils forment des relais permettant de réduire les coûts entre des ports de taille moyenne (les grands ports mondiaux bénéficient de liaisons directes).

Le transport maritime a fait depuis longtemps sa révolution. C’est une révolution à marche forcée qui a laissé loin derrière les législateurs et les hommes politiques. D’autant que c’est une révolution transnationale qui s’est immiscée dans les vides juridiques des règlementations internationales. Par inertie des Etats mais aussi par leurs intérêts divergents dont joue la profession.


Source : CMA-CGM.
Le port chinois de Tianjin, proche de Pékin. Les ports chinois ont un très bon niveau d'équipement comparable aux ports occidentaux. 

Cependant, la crise économique actuelle et les enjeux à venir notamment environnementaux ne peuvent pas être auto-régulés par le système : ni un baril à 200 dollars, ni une crise économique financière ne vont remettre en cause les bases du transport maritimes. Quand à un retour au protectionnisme, elle est illusoire à grande échelle dans nos économies mondialisées. C’est donc bien à une refonte politique du système qu’il faut s’atteler. Et historiquement, les changements de règles se sont toujours faits à l’initiative et au profit des plus puissants. Dans notre cas, Les Etats-Unis et la Chine. Autant dire que les baskets Nike continueront un moment d’être produites au Vietnam avec des cuirs chinois, des lacets Indonésiens et acheminées en Europe pour quelques dizaines de centimes, pénurie de pétrole ou pas.


Voir aussi note de synthèse de 2005 de l'ISEMAR



 

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